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Covid-19 et pertes d’exploitation : la Cour suprême du Royaume-Uni se prononce en faveur des assurés

Affaires - Assurance
28/01/2021
Le 15 janvier 2021, la Cour suprême du Royaume-Uni a rendu un arrêt qui concerne bon nombre de commerces britanniques. Par l’analyse du lien de causalité, elle estime que la majorité des clauses susceptibles de couvrir les pertes d’exploitation doivent donner lieu à indemnisation.
 
Procédure « test »

L’affaire, dont la portée socio-économique est considérable, a suivi un cheminement atypique – accéléré –, qui explique pourquoi en moins d’un an la Cour suprême s’est déjà saisie du dossier et a pu rendre ses conclusions. 
Ladite procédure, « Financial Markets Test Case Scheme », est issue de la création en 2015 d’un tribunal spécialisé (the Financial List) au sein de la Haute Cour de Justice, une juridiction de première instance située à Londres. La procédure est applicable seulement aux conflits potentiels importants intéressant directement les marchés financiers et qui ont besoin d’une expertise juridique immédiate. À ce stade, doit-on préciser, il n’y pas de litige : cette procédure « test » est précisément censée offrir un cadre juridique clair pour éviter la démultiplication des procès sur la même problématique juridique.

Le 9 juin 2020, la FCA (Financial Conduct Authority l’autorité des marchés financiers anglaise, équivalent de l’AMF en France) avait introduit ladite procédure « test » à l’encontre des principaux assureurs anglais qui se sont montrés réticents à indemniser les pertes d’exploitation non consécutives à des dommages matériels (business interruption). Ainsi, la FCA a voulu avoir, dans un climat social tendu, une interprétation juridique claire des clauses tant pour les assurés que pour les assureurs. Pour ce faire, un échantillon regroupant 21 types de clauses a été présenté. Pour mémoire, cette même autorité a affirmé, via un communiqué du 15 avril, que la majorité des couvertures assurantielles proposées par les assureurs ne devrait pas couvrir les pertes d’exploitation, celles-ci ne prévoyant qu’une couverture « basique ».

Sur le fond, et pour les polices d’assurance prévoyant une telle couverture, la FCA a demandé l’examen d’une variété de clauses utilisées dans les polices d’assurances souscrites par les commerçants, sur le fondement desquelles les assureurs entendent refuser de les indemniser.

Une affaire de clauses et de causalité

Les clauses en question, qui se trouvent dans la plupart des polices d’assurance souscrites, peuvent être subdivisées en quatre catégories :

- clauses d’apparition de maladie (disease clause). Dans ce type de clause, l’assureur s’engage à indemniser l’assuré pour les pertes d'exploitation causées par la survenance d'une maladie infectieuse et reconnue comme telle par les autorités, dans les locaux commerciaux de l'assuré ou à une distance déterminée de ceux-ci (25 miles ou 40 kilomètres) ;

- clauses d’interdiction d’accès (prevention of access clause). Il s’agit en l’espèce des clauses permettant d’indemniser l’assuré en cas de restrictions imposées par les autorités (tant par voie d’interdiction que par celle de la recommandation), l’empêchant d’exploiter ses locaux commerciaux ;

- clauses hybrides (hybrid clauses). Elles représentent un mélange des deux catégories de clauses ci-dessus. À titre d’exemple, une clause utilisée dans les contrats d’assureur Hiscox stipulait que seraient assurés « (…) les dommages résultant uniquement et directement d'une interruption des activités causée par incapacité à utiliser les locaux assurés en raison de restrictions imposées par une autorité publique pendant la période de couverture à la suite de la survenance de toute maladie humaine infectieuse ou contagieuse (…) » ;

- trends clauses. Ces clauses, permettant non pas de refuser mais de limiter l’indemnisation due par l’assureur. Il s’agit de se demander si un évènement plus large, qui dépasse le cadre de la police d’assurance souscrite, a généré des pertes d’exploitation quand bien même l’évènement prévu par ladite police s’est produit.

Bien que dans sa décision rendue le 15 septembre 2020, la Haute Cour a estimé que la plupart des clauses d’apparition de maladie et certaines clauses d’interdiction d’accès fournissaient une couverture, la FCA a saisi la Cour car elle n’a pas été satisfaite par certaines des réponses apportées. Le régulateur a soulevé quatre points afin de savoir :

- si dans les clauses hybrides, l'assureur peut en principe réduire l’indemnité lorsqu’un élément d'un risque hybride assuré a entraîné une diminution du chiffre d'affaires avant que la police ne soit déclenchée par la survenance d'autres éléments du risque hybride ;

- si les contrats d'assurance (clause type prevention of access), qui requièrent les « actions » d'une autorité publique, sont déclenchés par des recommandations ou des conseils du Gouvernement n’ayant pas force de loi ;
- si la fermeture partielle et non pas totale des locaux commerciaux est suffisante pour déclencher l’indemnisation dans les clauses d’interdiction d’accès ;

- si, l'étendue du risque assuré par les dispositions des certaines clauses dites hybrides (type RCA3), doivent être interprétées comme couvrant les conséquences de l'interruption de l’activité commerciale, quel que soit le lieu où la maladie se produit, à condition qu'elle se produise dans un rayon de 25 miles.

Les assureurs ont également fait appel de la décision de la High Court : des nombreux points ont été soulevés à l’encontre de la solution donnée par les juges de première instance. L’argument sous-jacent à la quasi-totalité desdites objections des assureurs est celui de la causalité. En effet, l’approche des différentes formulations contenues dans les clauses par les juges leur a permis d’éviter la question de la causalité pourtant « cruciale ». La Cour suprême prend soin de consacrer de longs développements sur l’approche de la causalité à adopter en l’espèce.

Une solution attendue et importante

Afin d’expliciter la solution de la Cour, nous considérons principalement les développements des Lords consacrés au lien de causalité qui constitue le cœur de l’arrêt. La problématique de la causalité est à la racine des prétentions des assureurs et est fondamentale, au sens propre du terme, en ce que l’examen des clauses en amont de la causalité est inefficace tandis que l’analyse des clauses per se relève davantage des considérations factuelles.

L’examen de la Cour commence par la mise en exergue des différentes approches de la causalité en Common Law et surtout de celle qui a été privilégiée jusqu’à présent en matière d’assurance.

Les juges de la plus haute juridiction britannique remontent jusqu’aux écrits de Sir Francis Bacon (« Maxims of the Law » (1596)). Pour ce dernier, en droit, la cause qui doit être retenue est la cause la plus proche (proximate cause) par opposition à la cause lointaine. Toutefois, au XIXe siècle, cette conception est concurrencée par celle explicitée encore par Aristote – la cause effective : parmi des multiples causes doit être retenue celle qui a « causé » le plus l’événement dommageable et non pas forcement la cause temporellement la plus proche.

Même si en matière d’assurance la référence à la proximate cause perdure, sa conception se métamorphose et devient progressivement celle de la cause efficiente (Leyland Shipping Ltd v Norwich Union Fire Insurance Society Ltd [1918] AC 350.). En l’espèce, un navire torpillé par un sous-marin allemand a été remorqué jusqu'au port le plus proche. Toutefois, ledit navire a été laissé dans l'avant-port, l’exposant ainsi au vent et aux vagues et provoquant son naufrage trois jours après.  Le navire était assuré contre les risques de la mer avec une exception toutefois n’étaient pas assurées « toutes les conséquences des conflits ou des opérations de guerre ». Les juges de première instance ont refusé la couverture assurantielle car la cause efficiente était bien l’impact de la torpille et non pas le vent et les vagues, ce qu’a confirmé la Chambre des Lords sous réserve de la volonté des parties au contrat tel qu’exprimée lors de sa conclusion.

Or, quid des situations plus complexes, où plusieurs causes concourent de manière égale à la réalisation du dommage ? Partant toujours d’un contexte maritime, l’arrêt The Miss Jay Jay (« JJ Lloyd Instruments Ltd v Northern Star Insurance Co Ltd 1987] 1 Lloyd’s Rep 32 ») considère qu’en présence de deux causes égales, et à condition qu’aucune ne soit expressément exclue du champ d’application de la police d’assurance, la survenance de l’une d’elle est suffisante pour octroyer la couverture assurantielle. En l’espèce, un yacht a coulé à la suite de ce qui a été considéré comme une combinaison de causes qui étaient « égales, ou du moins presque égales, dans leur causalité ». Il s'agissait des conditions de mer défavorables et des défauts de conception qui rendaient le yacht inapte à la navigation. Les conditions de mer défavorables étaient couvertes mais pas les défauts de conception (or, ces derniers ne figuraient pas dans les exclusions non plus).

Dans la présente affaire, les assureurs soutenaient que quand bien même l’événement assuré – la maladie infectieuse – ne s’était pas produit à proximité des commerces assurés, lesdits commerces étaient néanmoins obligés de fermer à la suite des mesures d’interdiction d’accès aux locaux découlant de la pandémie. Comment expliquer ce raisonnement ? Le droit anglais, en vue d’établir un lien de causalité, a recours au « but for test », qui permet d’établir si le fait générateur a causé ou non le dommage. Considérant des évènements X et Y, le « but for test » échoue si l'événement Y se serait de toute façon produit indépendamment de la survenance d'un événement X antérieur : X n’a pas causé Y. La logique mathématique que doit suivre le juge s’exprime en termes de probabilités à travers une mise en situation abstraite : si l’évènement dommageable Y se produirait avec probabilité de plus de 50 % avec l’intervention de l’évènement X, alors l’évènement X en est la cause. Dans ces conditions, nous comprenons plus aisément l’argument des assureurs qui consiste à affirmer que les commerces auraient cessé leurs activités de toute façon : la fermeture aurait été imposée indépendamment des cas individuels de maladie, ce qui figurait dans les polices d’assurance (notifiable disease).

Néanmoins, remarque la Cour, dans certains cas le « but for test » est inapplicable aux faits et force à aboutir à des conclusions absurdes. Afin de démontrer son inapplicabilité dans des cas semblables à celui du Covid-19, les Lords s’appuient sur un exemple donné par Professeur Stapleton.

Imaginons une situation dans laquelle vingt personnes se réunissent afin de faire pousser un car dans un précipice. Supposons qu'il est admis que seules 13 ou 14 personnes auraient été nécessaires pour parvenir à ce résultat. Dans ces conditions, il ne pourra pas être affirmé que la participation d'un individu donné était nécessaire ou suffisante pour provoquer la destruction du bus. Pourtant, il est de bon sens et nécessaire de décrire la participation de chaque personne comme une cause de destruction. Dans cet exemple, la logique purement mathématique qui consisterait à déterminer un seuil de personnes nécessaires pour pouvoir établir un lien de causalité n’a aucun sens. De même, chaque cas de Covid-19 concoure de manière égale et effective à la pandémie – logique d’ensemble – qui justifie les mesures restrictives prises par le Gouvernement et qui aboutissent aux dommages subis par les assurés. A contrario, les assureurs cherchaient à séparer les cas individuels de sorte qu’ils ne puissent être agrégés ni sur le plan national, ni dans un rayon donné (25 miles) pour refuser l’indemnisation : un seul cas de maladie ou un nombre relativement faible de cas de maladie survenant dans le rayon spécifié n'est pas suffisant pour établir un lien de causalité requis par la police d’assurance. Si chaque assuré devait apporter la preuve que si en présence d’un certain nombre de cas il aurait néanmoins subi des dommages résultant de la fermeture forcée de ses locaux et donc démonter ainsi le lien de causalité, aucune demande en indemnisation n’aurait prospérée – il s’agirait en l’espèce d’une probatio diabolica, une preuve impossible à apporter.

Ainsi, en décrétant que tous les cas de Covid-19 apparus sur le sol national constituent une cause indivisible, les Lords combattent efficacement les objections des assureurs. Qui plus est, poursuivent les Lords, dans le « Law of torts » anglais moderne, le « but for test » précité n’est plus obligatoire, comme cela a été jugé par exemple dans « Kuwait Airways Corpn v Iraqi Airways Co (Nos 4 and 5) [2002] UKHL 19; [2002] 2 AC 883 ».

Sans s’attacher à l’analyse au cas par cas des clauses par la Cour, il est intéressant enfin de noter que les épidémies ont été bel et bien exclues dans certaines polices d’assurances. Cette exclusion n’est pas valable et les Lords envoient un message clair aux assureurs : « Le lecteur raisonnable supposerait naturellement que, si l'intention avait été de fixer une limite  supplémentaire au risque d'interruption des activités commerciales spécifiquement assuré, en plus des limites géographiques et temporelles énoncées, cela aurait été fait de manière transparente et explicite et non pas enfoui au milieu d'une exclusion générale des risques de contamination et de pollution au dos de la police ».

La présente décision est un désaveu pour les assureurs et une injonction claire à indemniser les assurés concernés. Peut-être aussi un modèle à suivre pour la France où la pandémie a semé la discorde dans le monde des assurances et où le Gouvernement peine à trouver les solutions satisfaisantes pour les assurés. Tandis que dans l’Hexagone l’actualité d’indemnisation des pertes d’exploitation est toujours soumise aux vents et marées des décisions des tribunaux de première instance, la Cour suprême du Royaume-Uni a su offrir un cadre juridique pragmatique et précis à l’avantage des assurés, tout ceci en un temps record.
 
Source : Actualités du droit